Pierre Marquès enfin du nouveau sur la terreur
exposition du 8 au 12 février 2012
6bis cité de l'ameublement - Paris 11e
texte de Claro Violent comme la rencontre dans un atelier d’un peintre et d’une kalachnikov
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dossier de presse
Ô kalachnikovs, Pierre Marquès ne vous a pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans sa chair, telle une rafale rafraîchissante. Il aspirait instinctivement, dès ses premières toiles, à entendre votre crépitement, plus ancien que le soleil, et il continue encore de caresser le bois sacré de vos carcasses solennelles, lui, le plus fidèle de vos initiés.
Il y avait du vague dans son esprit, un je ne sais quoi épais comme des entrailles ; mais il sut franchir religieusement les degrés qui mènent à votre arsenal, et vous avez chassé ce voile obscur, comme la peur chasse l’ennemi. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique implacable. Au contact de votre métal fortifiant, son imagination s’est rapidement développée, et a pris des proportions insensées, au milieu de ce vacarme ravissant dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment d’un sincère amour. Kalachnikovs ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! Il mériterait l’épreuve des plus grands supplices ; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante ; mais, celui qui vous connaît et vous apprécie, comme c’est le cas de Pierre Marquès, ne veut plus entendre parler des carabines à air comprimé et se contente de vos jouissances magiques ; enfin, porté sur vos éléments métalliques, il ne désire plus que faucher autrui d’un tir léger.
La terre ne montre au peintre que des illusions et des fantasmagories morales ; mais vous, ô rusées kalachnikovs, par l’enchaînement rigoureux de vos cliquetis tenaces et la constance de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis de Marquès, un reflet puissant de cette vérité suprême dont on distingue l’empreinte dans l’ordre de l’univers. Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la pression délicieuse sur la détente, est encore plus grand ; car, le Tout Puissant s’est révélé complètement, lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors d’extermination et vos magnifiques décapitations.
Aux époques antiques et dans les temps modernes, plus d’une grande imagination humaine vit son génie, épouvanté, à la contemplation des impacts laissées par vous sur la pierre servile, comme autant de signes mystérieux vivants d’une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n’étaient que la révélation éclatante de choix militaires, lesquels ont existé avant l’univers et se maintiendront après lui. Et Pierre Marquès de se demander, penché sur le précipice d’un point d’interrogation fatal, comment se fait-il que les kalachnikovs contiennent tant d’imposante grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, s’il les compare à l’homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, ce peintre ingénieux, rusé, auquel la musique noble de vos tirs fait sentir davantage la finesse de son imagination, reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Oui, Pierre Marquès incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage à votre divin acier, comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant son enfance, vous lui apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpide, toutes égales en grâce et en pudeur, toutes pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pas vers lui, avec votre bipied, repliable comme un couteau d’origine helvète, et vous l’attirâtes vers vos fiers chargeurs, tel un fils béni. Alors, Marquès accourut avec empressement, ses mains crispées sur votre blanche crosse. Il s’est nourri, avec reconnaissance, de votre canon fécond, et a senti que l’humanité grandissait en lui, et devenait meilleure. Depuis ce temps, ô glorieuse kalachnikovs, il ne vous a pas abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que d’expositions, qu’il croyait avoir gravées sur les pages de son cœur, comme sur du marbre ! Depuis ce temps, il vous a vues, dans l’intention, visibles à l’œil nu, peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissées par le sang humain, et faire pousser des fleurs de feu par dessus les funèbres ossements. Depuis ce temps, il a assisté aux révolutions de notre globe ; les tortues terroristes, les lapins entravés, avec leurs yeux bandés, leurs arguments de poids et les plaies dynamitées ont eu en sa présence un spectateur impassible. Depuis ce temps, il a vu plusieurs générations humaines élever, dès le matin, ses mains et ses yeux, vers l’empreinte de votre rigoureuse carcasse, avec la joie naïve du fuyard qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant la dernière salve, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent.
Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté n’effleure le système de déport de votre efficacité. Vos chargeurs dureront davantage que les pyramides d’Égypte, fourmilières élevées par la stupidité et l’esclavage. La fin des siècles verra encore debout sur les ruines des temps, vos performances laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier.
Merci, pour les services innombrables que vous avez rendus à Pierre Marquès. Merci, pour les qualités étrangères dont vous avez enrichi son intelligence. Sans vous, dans sa lutte contre la forme, il aurait peut-être été vaincu. Sans vous, il aurait roulé dans l’abstrait. Sans vous, d’une griffe perfide, il aurait labouré la chair des toiles. Mais il s’est tenu sur ses gardes, tel un athlète expérimenté. Vous lui donnâtes la froideur malicieuse qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Il s’en servit pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères de la gloire picturale et pour chasser les offres lucratives, mais trompeuses, de ses semblables. Vous lui donnâtes la prudence opiniâtre qu’on déchiffre à chaque toile dans vos méthodes admirables de décimation. Il s’en servit pour dérouter les ruses pernicieuses des galeristes, et plonger, dans les viscères de l’amateur d’art, un projectile hardi qui restera à jamais enfoncé dans son corps ; car, c’est une blessure dont nul ne se relèvera. Vous lui donnâtes la cruauté, qui est comme l’âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse. À l’aide de cet auxiliaire terrible, Marquès découvrit, dans l’humanité, en rampant sur le sol des ateliers, face à l’écueil de l’indifférence, la bêtise noire et hideuse, qui croupissait au milieu des catalogues en s'admirant le nombril. Le premier, il découvrit, dans les ténèbres de vos mécanismes, une beauté nouvelle. Avec cette arme empoisonnée que vous lui prêtâtes, il fit descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de l’homme, le Créateur lui-même !
L’écrivain Mathias Énard faisait, une fois, cette réflexion que rien d’élégant n’était bâti sur vous, ô furieuses kalachnikovs. C’était une manière ingénieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas, sur le coup, découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que votre architecture létale ? Légende russe qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes en perfectionnements scientifiques. Ô saintes kalachnikovs, puissiez-vous, par votre représentation perpétuelle, convaincre l’homme démuni de votre inestimable suprématie.
Claro (avec le soutien de la Fondation Lhotre & Amond)